« L’Humanité des autres » : Ali Benmakhlouf repense ce qu’est être humain avec Montaigne
Le philosophe marocain place l’auteur des « Essais » au centre d’une tradition humaniste ouverte sur l’autre.
Journal Le Monde
C’est une riche lecture de Montaigne (1533-1592) que propose Ali Benmakhlouf dans L’Humanité des autres, dégageant ce qui fait de l’auteur des Essais à la fois un philosophe du XVIe siècle et un penseur d’une très grande contemporanéité. Une référence utile pour repenser l’idée d’humanité alors que l’humanisme occidental est vivement critiqué pour son histoire coloniale et esclavagiste. « Le lire aujourd’hui permet de mieux entendre ceux qui crient justice en disant que “la vie des Noirs compte” », avance le philosophe marocain, directeur du Centre d’études africaines de l’université Mohammed-VI-Polytechnique (Maroc).
Retraçant le devenir de l’humanisme occidental de Pic de La Mirandole à Sartre, en passant par Ibn Tufayl, un auteur andalou du XIIe siècle, il montre à quel point la philosophie européenne est plurielle. Certes, il existe toute une tradition qui a pensé le primat de l’homme occidental sur les populations qualifiées de « sauvages » ou « primitives ». Même Claude Lévi-Strauss s’y inscrit en partie, qui appelait à en finir avec cet « humanisme étriqué » confondant une civilisation donnée avec « la » civilisation, sans parvenir pour autant, selon Benmakhlouf, à se débarrasser d’une position de surplomb vis-à-vis des sociétés qu’il étudiait.
Mais on peut discerner une autre tradition humaniste, portée par des auteurs aussi divers que Shakespeare, Aimé Césaire ou l’anthropologue britannique Jack Goody (Le Vol de l’histoire, Gallimard, 2010). Une tradition pour laquelle l’ensauvagement est plutôt du côté du colonisateur que du colonisé. Dans La Tempête (1611), Shakespeare reprend d’ailleurs un passage entier des Essais, défendant l’humanité des « Cannibales ». Ainsi Ali Benmakhlouf souligne-t-il le rôle important joué par Montaigne au sein de tout ce courant critique qui invite l’homme européen à descendre de son piédestal et à ne plus se considérer, écrivait Montaigne, « maître et empereur du reste des créatures », mais à « vivre parmi les vivants » et parmi l’humanité tout entière.
Telle serait la leçon des Essais : défendre l’unité du genre humain tout en refusant son uniformité, « dénoncée comme mortifère », note Ali Benmakhlouf. Ce qui, pour Montaigne, fonde l’humanité, c’est un devoir de justice universelle envers les humains et un devoir de bienveillance et de bonté envers le reste du vivant. Il perçoit davantage ce qui relie l’humain à la nature que ce qui l’en dissocie. A tel point que, affirme-t-il, « la culture imite la nature, plutôt qu’elle ne s’en sépare ».
De la même manière, il encourage à penser les différences entre les groupes humains sans les opposer (l’autre n’est pas la négation de ce que je suis). Non seulement il renonce aux dichotomies eux/nous, sauvages/civilisés, nature/culture, mais, analyse Benmakhlouf, « la notion même d’altérité lui est étrangère, tant la différence est pour lui originelle, non dérivée d’une identité ».
Profondément marqué par les massacres perpétrés par les Européens dans le Nouveau Monde, Montaigne s’applique à démonter la justification civilisationnelle de la colonisation. « Chacun appelle “barbarie” ce qui n’est pas de son usage », défend-il dans les Essais ; ce qui implique, selon Ali Benmakhlouf, que « nulle culture ne sera l’étalon de mesure des autres, et de façon corollaire aucune ne sera dite “supérieure” ». Contre un relativisme absolu, Montaigne maintient l’universalité de la raison, qui permet que des peuples différents puissent entrer en conversation et en amitié.